“Ça ne va bien pour personne », dit-il, parce que c’est une plaisanterie entre eux, tirée d’une vieille ballade“.
Un consensus semble en voie de se cristalliser autour du nouveau roman de Rich Larson. YMIR serait à la fois “trop noir” et “moins bien que ses nouvelles”. On a l’image d’un auteur qui maîtrise bien la forme courte, mais qui “peut faire mieux” dans le registre de la forme longue. Je veux arguer que cette première impression est tout à fait compréhensible mais que notre pratique de lecture ne peut pas se contenter de premières impressions.
Pour moi, au contraire, même si tout ne s’arrange pas vraiment à la fin, ça se déjoue un peu. La noirceur se dilue timidement, et l’inexorabilité se défait totalement. Larson se montre maître de sa forme, jouant l’errance de la balade contre la rigidité de la ballade.
J’ai lu YMIR en anglais d’abord et peu après en français, et je l’ai beaucoup aimé, malgré son côté hyper-sombre. Il est vrai que cette noirceur hyperbolique, rappelant les romans de Richard Morgan, mais on peut sentir qu’il y a autre chose en jeu. Richard Morgan a écrit qu’il a été professeur d’anglais (comme moi!) pendant 14 ans, et qu’il était obligé d’être gentil et à l’écoute tout le temps (donc inhibé), et par conséquent qu’il avait besoin de compenser dans ses romans par une désinhibition totale.
Rich Larson n’a pas ce problème et peut donc incorporer une plus grande dose de philosophie dans son écriture.
Je suis d’accord avec ceux qui trouvent que les personnages du roman sont tous dépeint en niveaux de gris, ce qui explique que certains lecteurs ont du mal à y entrer. C’est dommage, puisque malgré ce premier plan de noirceur où “ça ne va bien pour personne”, il y a un arrière-plan un peu plus réfléchi. C’est ce que j’ai tenté de montrer dans mon analyse précédente: https://xenoswarm.wordpress.com/2022/09/22/ymir-defaire-le-visage-deconstruire-le-destin/ .
Ce qui est étrange, c’est que j’ai eu le même ressenti que les lecteurs qui n’ont vu rien que la noirceur, le nihilisme et l’inexorabilité d’un destin tragique, et aussi le ressenti inverse en même temps. J’ai remarqué le même assemblage de traits que les autres lecteurs (découpage micro-attentionnel, inexorabilité, hyper-noirceur, tragique) et en même temps une deuxième série de traits qui défont ce premier montage. Donc, je l’ai lu avec de plus en plus de plaisir, en progressivement révisant mes premières impressions et comme je l’ai dit en introduction, je l’ai dévoré sur 2 jours.
J’ai été obligé au fur et mesure de ma lecture de réviser mes impressions, et enfin de voir que le texte était plus poétique et plus philosophique qu’il ne semblait. Cette expérience d’être désorienté, d’errer au hasard malgré sa conviction de suivre les “rails” inexorables d’un destin, et de devoir constamment réviser ses impressions, que le protagoniste vit aussi, est un thème central du livre et de sa forme.
Pour moi la clé du roman se situe près de la fin, au milieu du chapitre 90, quand le “protagoniste” Yorick comprend qu’il n’est pas au centre de cette histoire, que ce n’est pas une tragédie, qu’il n’y a pas de rails inflexibles, et qu’il n’y a pas d’inexorabilité.
“Il regarde les clanneurs blottis les uns contre les autres, enlacés, enlaçant Thello, puis s’avise que ça n’a jamais été sa ballade. Il n’était pas destiné à se trouver ici. L’absence soudaine de rails invisibles lui donner le vertige. Des embranchements quantiques se déploient en tous sens, se décalant, fusionnant et se scindant comme les formes dans la mer électrique de l’ansible“.
Ce n’est pas une ballade tragique, mais un chant quantique.
A la lecture de ce passage je me suis dit que c’est très bien de mettre du “quantum” plein les yeux (par exemple Derek Künsken), mais ça relève d’un niveau au-dessus de nous faire sentir comment on peut se voir comme le héros dans un drame inexorable de sa propre fabrication sur fond quantique d’incertitudes et de bifurcations scotomisées.
Il y a un autre passage clé, bien avant, au milieu du livre (chapitre 50) qui peut passer inaperçu si on n’est pas sensible à ce jeu de construction/déconstruction qui parcourt le livre:
“Si l’enfer existe, un royaume souterrain quantique que les histoires de leur mère ont invoqué sans le savoir, leurs deux spectres [Thello et Yorick] finiront par s’y rencontrer et par relancer le cycle“.
On a à la fois l’image un cycle infernal, à l’image du Retour Éternel du Même des Stoïciens, et celle d’un royaume souterrain quantique susceptible à bifurquer autrement, à l’image du Retour Éternel du Différent chez Nietzsche.
Oui, la violence et la noirceur de l’intrigue sont au premier plan, et ceci ne doit pas cacher un deuxième plan de worldbuilding bien mené, mais aussi je pense qu’il y a un troisième plan “quantique” derrière les deux autres, que je n’ai pas vu figurer dans les comptes rendus que j’ai vus.
Rich Larson appartient à cette minorité de gens qui sont “cérébralement pessimiste mais nerveusement optimiste” (pour citer le peintre Francis Bacon). On peut être convaincu intellectuellement de l’inévitabilité tragique tout en ressentant les embranchements d’autres choix possibles.
Je pense donc que l’écriture d’YMIR est plus réflexive que certains lecteurs semblent croire. Les livres ce sont des effets, mais les effets peuvent être modifiés au montage mental, qui accompagne et qui suit la lecture. Voir YMIR comme une auto-critique de la forme nouvelle produit des effets aussi. Un re-montage peut tout changer.
Ce qui m’importe, au-delà de mon enthousiasme pour le roman, c’est ce processus de lecture par essais et erreurs. Il faut se méfier de ses premières impressions et être prêt à les corriger avant, pendant, et après sa lecture. Il se trouve que c’est un des thèmes d’YMIR, à méditer.
Voir aussi: https://yuyine.be/review/book/ymir