YMIR – Un Incipit “Post-Eganien”

1) MÉTHODE DE LECTURE

Comment lire un roman? Comment lui donner l’occasion de nous dire ce qu’il a du singulier et ce qu’il partage avec d’autres romans auxquels on peut utilement le comparer? Il n’y a pas de méthode ici, pas de recette garantie de réussir, mais il y a des astuces possiblement utile, des “tuyaux”.

Je vais considérer deux tuyaux, deux techniques, qui peuvent enrichir notre lecture de la science fiction, et ceci en rapport avec YMIR le nouveau roman de Rich Larson. Les deux techniques se résument à

1) se demander quel type de roman est-on en train de lire et

2) prêter beaucoup d’attention aux premiers paragraphes (l’incipit).

2) RÉCEPTION MITIGÉE

La réception d’YMIR, a été mitigée, ambivalente, certains l’adoptant tout de suite et le trouvant génial, d’autres trouvant qu’il est “trop noir”, trop ressemblant à du “mauvais Richard Morgan”, ou trop dépendant d’un “twist” qui arrive tardivement dans le roman et qui renverse notre lecture de tout ce qu’on a lu sans grande conviction, jusqu’à ce point. Je vais arguer dans cette chronique que notre lecture du roman peut être enrichie (1) si on le lit comme instanciation d’un type particulier de science fiction et (2) si on se laisse guidé par son début dans notre parcours du récit.

Ainsi, je vais essayer de faire ressortir d’une lecture attentive de l’incipit (technique 2) une réponse à la question concernant le type de roman qu’on est en train de lire (technique 1) pour mieux orienter nos attentes et notre compréhension.

Le débat sur YMIR se passe souvent comme ceci:

A – le roman est trop noir, trop de testostérone à la Richard Morgan (cf. son roman “Carbone Modifié”).

B – on peut avoir cette impression, mais près de la fin du livre on voit que ceci est un malentendu.

A – alors c’est mal écrit, la fin ne peut pas racheter le tout

B – mais dès le début on voit qu’il y a autre chose à l’œuvre, que c’est un roman “post-eganien”.

A – encore pire, je n’apprécie pas du tout Greg Egan.

On voit que c’est un dialogue de sourds, une situation “lose-lose”. Je vais tenter de débloquer la discussion et la transformer en “win-win”.Je vais arguer que si vous n’aimez pas trop le style musclé, noir, et testostérone de Richard Morgan, ni la spéculation absconse de Greg Egan vous pouvez aimer YMIR, puisqu’il se livre à une critique du style morganien et une transmutation du style eganien.

En fait YMIR s’écarte des schémas morganien et eganien dès le début, et ébauche déjà les twists de compréhension qui parsèment le livre, pour éclore explicitement à la fin. Je parlerai de l’incipit, dans l’excellente traduction de Pierre-Paul Durastanti.

3) ANALYSE DE L’INCIPIT

Paragraphe 1: panorama cosmique, acteurs cybernétiques

Le premier paragraphe est cinématique, une prise panoramique remplie de “sense of wonder”:

“Un énorme vaisseau bocal brun rouille, grêlé et balafré par son voyage, dégringole le ciel sombre et hurlant d’Ymir. Montés du champ de glace, les drones filent à sa rencontre tels des essaims d’insectes, goûtant la coque de leurs bouches électromagnétiques et demandant à connaître la cargaison. Il signale de l’alliage de nickel, de l’hydrogène brut et une quantité négligeable de fret humain”.

Commentaires paragraphe 1

“Un énorme vaisseau bocal”. On est dans le sublime kantien, l’énormité décrite sur toute la page réduit l’importance de l’humain à un peu près rien.

“bocal” – le vaisseau n’a pas la forme phallique d’une fusée. “L’homme” n’est pas au centre de cette histoire, et le vaisseau non plus, il est “grêlé et balafré” par les forces du cosmos.

“Ymir” – le nom de la planète, d’après le dieu géant et brutal des Eddas nordiques, né de la rencontre du souffle ignée et de la glace primordiaux.

“drones”, “bouches électromagnétiques”, “demandant à connaître la cargaison”, “Il [le vaisseau] signale”, “fret humain” – les machines, les AI, dialoguent entre eux, les humains sont déchus de leur statut d’interlocuteurs privilégiés, devenu “fret”.

Paragraphe 2: panorama tellurique, acteurs machinqiques

On voit une allusion à cette histoire des origines au début du second paragraphe:

“Quand il se loge dans son berceau gansé de givre, la chaleur des stabilisateurs sublime la glace. Des nuées de vapeur fusent en tous sens. Le vaisseau bocal gémit, frémit, s’immobilise enfin, puis s’ouvre aux tunnels souterrains où des ouvriers automatisés et des dockers exosquellés attendent de le décharger”.

Commentaires paragraphe 2

“Quand il se loge dans son berceau gansé de givre, la chaleur sublime la glace” – YMIR, le roman, se donne comme une histoire où le cosmique, le tellurique, le mythique, et la technique sont superposés pour former les cercles d’un enfer impersonnel.

(On peut penser à la phrase de René Daumal “L’être humain est une superposition de cercles vicieux”).

Ces cercles, à partir du panorama du début, se rétrécissent progressivement:

image cosmique du vaisseau bocal contenant “une quantité négligeable de fret humain”,

image tellurique du “berceau gansé de givre” et des “tunnels souterrains”

La contraction de perspective se poursuit dans le troisième paragraphe

Paragraphe 3: plan moyen, acteur biomasse torpide

“Par-delà les entrepôts d’alliage et les cuves d’hydrogène, au fond de ses noires entrailles, il y a le bassin de torpeur. Le courant paresseux autour du réacteur baratte les corps qui s’enlacent et se désenlacent, masse à la dérive de chair bleuie”

“Bien qu’en état de mort clinique, ils ne possèdent pas le statut de cadavres”

Commentaires paragraphe 3

“bassin de torpeur” immense, où “le courant paresseux baratte… [une] masse à la dérive de chair bleuie” – dans cette immensité l’humain subit un traitement réifié et massifié, dédifférencié.

“Bien qu’en état de mort clinique, ils ne possèdent pas le statut de cadavres” – de cette masse indifférenciée de chair bleuie, on va extraire un quasi-cadavre dont la mort (un état de mort paradoxale, car cliniquement constatable, mais juridiquement non-reconnu) comme la vie lui ont été volées. Il s’agit de Yorick, le non-héros (même pas l’anti-héros) de cette histoire.

4) THÈMES ÉMERGENTS DE L’INCIPIT

1) Le décentrement – l’humain n’est pas au centre du cosmos, et Yorick, ce petit quasi-mort extrait de la vaste multiplicité de quasi-cadavres maintenus machiniquement et cybernétiquement, n’est pas au centre de cette histoire (on peut noter qu’à l’opposé Carbone Modifié commence avec le héros, qui parle à la première personne).

2) La vastitude – la vie humaine est réduite à l’insignifiance, quantité négligeable de fret, masse de chair, à peine distinguable d’un cadavre.

3) La multiplicité – “essaims”, “nuées”, “les corps” barattés. La singularité de l’être humain dans cette masse n’est presque rien, elle est conférée provisoirement, dans un contexte particulier, par une opération d’extraction.

Décentrement, vastitude et multiplicité impliquent

4) Le hasard – une histoire tissée de rencontres hasardeuses et parfois, très rarement, heureuses. On est plongé dès le début (dans la chance, bonne (peu probable) ou (beaucoup plus probable) mauvaise, dans l’anti-destin.

5) L’indifférence froide et effrayante de l’univers – où les humains évoluent dans la sombreur infernale.

6) la soumission de l’humain aux impératifs et aux traitements cybernétiques et machiniques

Conséquence, un septième thème:

7) L’éclatement des interprétations – les humains essaient de donner du sens à ce qui dépasse, et de loin, toute signification humaine.

Le travail de l’incipit a été de poser ces thèmes non pas abstraitement, mais à travers une série d’images poétiques et narratives.

5) DÉFINITION DE LA SF POST-EGANIENNE

En suivant les indications de l’incipit nous sommes arrivés aussi à une définition contextuelle de la SF “post-eganienne”, et à un recensement (approximatif) de ses traits principaux.

Décentrement cosmique et narratif, vastitude relativiste, grande multiplicité (essaims et réseaux), hasard non-seulement existentiel mais ontologique (quantique), indifférence (froideur et sombreur), cyber-soumission, et éclatement des interprétations (non-sens).

Ce sont des traits qu’on trouve un peu partout dans la SF, mais pas forcément tous ensemble. C’est le regroupement de tous ces traits, ou du moins de la majorité, dans une seule histoire – figurant comme des éléments essentiels du world-building et de la narration – qui caractérise ce qu’on pourrait appeler la SF “post-eganienne”.

Note: Les analyses de FeydRautha sont convergentes avec les miennes à la fois sur la caractérisation de la SF post-eganienne et sur la qualité du roman YMIR de Rich Larson comme instanciation de cette catégorie. Voir:

6) NOTE SUR LE PRÉFIXE “POST-“

L’expression “post-eganien”est apparemment mal comprise, dû à une acception trop chronologique du préfixe. “Post-eganien” ne veut pas dire “qui ressemble à l’œuvre de Greg Egan”, en ce cas le mot idoine serait “eganien”, sans le “post-“.

En fait, le “post-” n’est pas principalement historique, ce n’est pas seulement ce qui vient après. “Post-” fonctionne un peu comme le “non-” dans l’expression “géométrie non-euclidienne”, qui ne décrit pas une géométrie qui s’oppose à la géométrie euclidienne mais une géométrie qui partage beaucoup de ses axiomes et qui en modifie d’autres, exprimant à la fois la proximité et la distance des pré-construits.

Ainsi, la SF “post-eganienne” ne ressemble pas forcément à la SF de Greg Egan, mais elle peut et présupposer le genre de coupure que représente ces œuvres et chercher à réinscrire ces acquis, en les modifiant, dans de tout autres types de récit.

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