LA SF “POST-EGANIENNE”: canular ou proto-concept?

Un spectre hante les interwebs des lecteurs des chroniques de la science fiction tweetées, bloguées, ou micro-réticulées, c’est le spectre du “post-eganien”. Expression vide de sens, slogan promotionnel pour créer du “buzz”, remix de tropes archi-connus, ou terme idoine pour désigner un type émergent de science fiction? – les avis diffèrent, mais l’expression interpelle nos esprits.

Je vais essayer de répondre à cette question en donnant un corps au spectre, et de lui insuffler un peu de substance conceptuelle.

Avertissement: cette chronique témoigne de mon état de confusion face au roman YMIR, aux réactions exprimées à son style, et au vocable “post-eganien”, et de mes tentatives de répondre à cette confusion et de l’atténuer un tant soit peu. Mes propositions sont seulement des hypothèses, et je serais très reconnaissant de toute suggestion, objection, modification, ou critique.

INTRODUCTION

Tout a commencé pour moi après la lecture d’YMIR, le nouveau roman de Rich Larson, qui a eu une réception mitigée, en anglais et en français. Certains l’ont adoré tandis que d’autres l’ont trouvé très laborieux à lire, trop sombre, trop ressemblant à du déjà connu. Je me suis demandé si on avait lu le même livre, ou si on l’avait lu avec les mêmes protocoles de lecture, puisque j’ai beaucoup aimé le roman. Il me semblait que le récit mettait en scène un protagoniste qui avait de mauvais protocoles de lecture de lui-même et du monde, et qui était forcé par les événements de changer son paradigme de compréhension. Ainsi, par implication, le lecteur était invité de changer de paradigme aussi.

Je cherchais une façon d’exprimer ce qui était nouveau dans le roman, comparé à d’autres romans qu’on pouvait penser appartenir au même “type” qu’ YMIR. Deux comparaisons s’imposaient à moi (a) les romans de Richard Morgan, pour le côté sombre, violent, et “testostéroné” et (b) Greg Egan, pour le côté froid, intellectuel, “quantique”. Je voyais que ceux qui n’avaient pas trop apprécié le roman avaient raison de relever ses traits “morganiens”, mais il me semblait qu’ YMIR, tout en exhibant des traits “eganiens”, les croisaient avec ses aspects morganiens, pour composer un paradigme nouveau.

Pour caractériser cette nouvelle catégorie de la SF je n’avais qu’une poignée de traits agglutinés dans une expression hybride: “c’est du cyber-cosmique-hyper-noir-post-quantique”, par exemple. J’étais dans une impasse! Puis j’ai relu la fin d’YMIR, allant jusqu’à la quatrième de couverture, où j’ai vu cette phrase à propos de Rich Larson:

“À tout juste trente ans, il est le nouveau prodige de la science-fiction anglo-saxonne, le fer de lance d’une littérature post-eganienne qui, distillant les temps présents, synthétise le plus vertigineux des futurs”.

Je ne connais pas l’auteur de cette phrase, ni ce qu’il voulait dire par cette expression, mais le terme “post-eganien” a servi de cristal d’ensemencement pour ma pensée jusqu’alors sous-cristallisée. J’ai pu mieux analyser mes impressions d’YMIR et j’ai vu comment extraire des traits qui pourraient, éventuellement, être appliqués à d’autres romans.

LA MALEDICTION DU “POST-“

J’étais ravi de trouver un vocable court, “post-eganien(ne)”, pour distiller et synthétiser le sens de ma petite liste de traits disparates qui décrivent YMIR, mais qui me semblaient avoir une portée plus générale. Malgré la présence du préfixe “post-” dans ce mot composé il faudrait considérer le “post-eganien” comme une catégorie typologique plutôt que chronologique, donc il ne devrait y avoir aucun problème d’admettre l’existence d’exemples du post-eganien publiés avant Egan. Pour être un candidat plausible pour le label “post-eganien il suffit de cumuler une majorité (càd au moins cinq) de ces traits, et ceci de façon centrale à sa construction, et non de façon seulement anecdotique.

Je suis en ceci le parcours de pensée de Jean-François Lyotard, qui a donné au mot, déjà existant, “postmoderne” le statut d’un concept philosophique. Il a passé le reste de sa vie (de 1980 à 1998, 18 ans!) à regretter les malentendus générés par ce mot, et à essayer d’expliquer que le “post-” n’était pas forcément à prendre au sens chronologique, que le postmoderne souvent précédait le moderne, même à l’intérieur d’un seul texte, que le “post-” serait mieux compris comme “ré-“, que le “ré-” voulait dire non pas répéter retravailler les principes structurant des formes et des contenus”, etc. etc. sur les sables glissants de la conversation médiatique et savante.

Donc pour moi comme pour Lyotard la typologie prime sur la chronologie, sans l’exclure.

NEUF TRAITS DE LA SF POST-EGANIENNE

Dans ma chronique précedente, j’ai tenté de donner une définition contextuelle de la SF “post-eganienne”, et de fournir une liste approximative de ses traits principaux. Pris ensemble ces traits tendent à cerner, sans pleinement définir, une sous-catégorie de la science fiction.

1) décentrement cosmique et narratif: l’humain n’est pas le centre du cosmos, il est une “quantité négligeable”. L’humain n’est pas le centre du récit, ce sont les forces cosmiques, algorithmiques, et sociales qui sont les acteurs les plus importants moi. Affects: l’effroi, l’humilité (allant parfois jusqu’à l’humiliation)

2) vastitude relativiste – le cosmos est définitivement non-newtonien, la vitesse de la lumière et les effets relativistes jouent un rôle déterminant. Affects: vertige, désorientation, émerveillement.

3) hasard quantique – les incertitudes quantiques déconstruisent encore plus le cosmos newtonien, les lois et les concepts déterministes, et les croyances anthropomorphiques (Dieu, le destin, le primat de l’ordre sur le désordre). Affects: angoisse, peur, joie, sentiment de liberté et d’ouverture.

4) grandes multiplicités (essaims et réseaux) – les identités et les unités (de la personne, du monde) se dissolvent dans des éléments de plus en plus petits et de plus en plus réticulés. Affects: panique, décontraction.

5) ontologie mathématisée – la physique non-newtonienne (la relativité et la mécanique quantique) et informationnelle ne sont pas seulement des outils descriptifs mais exprime l’être du monde et de nous-mêmes. Affects: aliénation, confusion, équanimité.

6) froideur et sombreur – l’univers vaste et dé-centré n’est pas fait pour les humains, il y a peu de chances pour la réussite de nos projets ou pour notre survie. L’univers ne fonctionne pas de façon anthropique, sauf dans des îlots d’exception instables. Affects: désespoir, empathie.

7) cyber-soumission et cyber-résistance – les affects tristes et sombres sont prépondérants parmi les humains, et servent à les soumettre, les formater, les dominer. La résistance est parfois possible, mais sans signification au-delà d’elle-même. Affects: résignation, obstination.

8) transcendance ontologique, ascension quantique – on peut dépasser la matière, et donc le corps humain, et se dissoudre dans le tissu informatique ou quantique du cosmos. Affects: crainte, hubris, espoir.

9) éclatement des interprétations (non-sens) – nos schémas habituels pour comprendre le cosmos et pour donner du sens à nos vies sont bâtis sur des idées fausses et donc extrêmement fragiles. Affects: dépersonnalisation, indifférence, ataraxia, éveil.

Ce sont des traits qu’on trouve un peu partout dans la SF, mais pas forcément tous ensemble. Je propose que c’est l’accumulation de tous ces traits, ou du moins de la plupart d’entre eux, dans une seule histoire – figurant à la fois comme des éléments essentiels du world-building et de la structure narrative – qui caractérise ce qu’on pourrait appeler la SF “post-eganienne”.

Le type “post-eganien” serait plus facile à discerner aujourd’hui, après la nouvelle vague, après le cyberpunk, après le “new space opéra”, etc,courants dont il essaie d’hériter. Malgré cela, en tant que bloc de traits il a pu exister à n’importe quel moment de la longue histoire de la science fiction. Le terme lui-même est un peu biaisé, car il décrit un type hybride, au croisement du morganien et de l’eganien.

UNE DERNIÈRE HYPOTHÈSE

On pourrait dire que les concepts sont plutôt eganiens, et les affects sont plutôt morganiens, sauf quand ces mêmes affects sont déconstruits par les lois d’un univers dans lequel ils ont peu de sens et peu d’utilité.

TESTER: vérifier/réfuter

Pour tester ces hypothèses il faudrait chercher d’autres exemples qu’YMIR de récits de science fiction qui semblent posséder ces traits et qui peuvent, ou ne peuvent pas, plausiblement être décrits comme étant “post-eganiens”.

Candidats possibles:

LE GAMBIT DU RENARD – par Yoon Ha Lee

ANATÈME – par Neal Stephenson

La Série Andréa Cort – par Adam-Troy Castro

Peter Watts (proposé par Olivier Girard)

Note: FeydRautha aborde la question de la caractérisation de la SF post-eganienne d’un point de vue un peu plus chronologique, et plus informé par l’histoire de la science fiction que le mien, qui se concentre sur l’aspect typologique. Nos analyses sont donc complémentaires, mais il y a beaucoup de convergences:

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