Le nouveau roman d’Aliette de Bodard est une histoire fantastique insolite, défiant toute classification par genre: une fantasy urbaine, néo-Gothique, post-apocalyptique, qui mêle l’histoire alternative avec une cosmologie et une poly-théologie pluralistes.
Dès le début du roman, “La Chute de la Maison aux Flèches d’Argent” est une lecture passionnante, que j’ai dévorée avec grand plaisir et aussi avec une grande hâte pour arriver au dénouement. La fin était très satisfaisante, mais le sens de clôture qu’elle apporte à l’histoire n’est pas définitive et on peut espérer qu’une suite sera écrite et publiée sans trop d’attente.
Le roman démarre avec une scène d’une grande force imaginative et affective: le récit de la “chute” d’un ange inconnu, déchu pour une faute jamais définie, dont les ailes sont petit à petit arrachées pendant la descente et qui au terme de sa déchéance se manifeste dans notre monde avec un cri annonçant à la fois une nouvelle naissance, une douleur immense et une perte déchirante.
Nous apprenons tout de suite que les “Déchus” sont une espèce en danger dans notre monde: on les recherche avidement en tant qu’alliés potentiels dans les luttes intestines entre les grandes “Maisons” qui partagent le pouvoir, conjuguant atrocités commises sans vergogne, intrigues labyrinthiques et stratégies politiques machiavéliques pour atteindre à l’hégémonie incontestée. Si par malheur une des bandes de pilleurs qui sillonnent la ville retrouve un nouveau Déchu, ils récoltent jusqu’au plus infimes parties de son corps pour se servir de la magie qu’elles contiennent, et qui peuvent être conservées en bouteille et stockées pour une utilisation ultérieure.
Le cadre c’est un Paris alternatif, en ruines. La ville a été à moitié détruite par une guerre magique dévastatrice, menée pour décider quelle Grande Maison dominera Paris. Étoile-du-Matin, le premier des Déchus, a disparu mystérieusement il y a vingt ans et depuis sa disparition la Maison qu’il a fondée, la Maison aux Flèches d’Argent, décline lentement en puissance et en influence.
Séléné, la seule apprentie encore en vie d’Étoile-du-Matin, devient à contrecœur et par défaut le nouveau chef de la Maison aux Flèches d’Argent, puisque tous les apprentis plus anciens et mieux qualifiés sont morts. Sous le règne de Séléné, la Maison aux Flèches d’Argent est en déclin, en chute libre, perdant lentement mais sûrement tout son ancien pouvoir et son prestige et elle s’achemine vers le démantèlement. Étoile-du-Matin était unique, le premier et le plus puissant des Déchus, et personne ne peut assumer son héritage.
(Les thèmes du pouvoir, du déclin et de la chute et comme on le verra de l’exil, sont omniprésents dans ce roman).
Malgré la beauté et le détail du monde construit par Aliette de Bodard, cette cosmologie de type chrétien, n’embrasse pas la totalité du monde du roman, elle reste régionale. Le cadre cosmologique du livre n’est ni univoque ni mono-centrique. Le Paris Magique et les Anges Déchus sont au centre de cette histoire particulière, mais il y a aussi d’autres cosmologies en jeu, et d’autres histoires sont entr’aperçues. Ce décentrement et cette pluralisation du “worldbuilding” traditionnel du genre fantastique est une des forces du roman.
Philippe, un des protagonistes, n’est ni un homme mortel ni un ange déchu, mais autre chose entièrement: un ex-Immortel venant de l’Annam, le nom employé dans le roman pour désigner un Vietnam tout aussi fantastique que Paris, mais autrement. La description de ses perceptions et de ses actions, qui sont basées non pas sur la magie et sur la soif du pouvoir mais plutôt sur une sensibilité et sur un comportement plus écologiques, où ce qui importe est de sentir les courants du “chi” et notre relation aux cinq éléments, fournit un contrepoids puissant à l’expérience du pouvoir et de la hiérarchie qui caractérise les Déchus et à leur arrogance dans l’emploi cynique de cette magie pour atteindre leurs buts.
Du point de vue de la logique classique, ces deux cosmologies sont incompatibles, voire incommensurables, elles devraient s’exclure mutuellement. Aliette de Bodard n’explique pas comment leur interaction serait possible, son récit commence avec le fait brut de leur impossible coexistence et interaction, et avec leur méfiance et leur incompréhension mutuelles.
Il n’y a pas de grande méta-cosmologie qui surplombe tout et qui rassemble toutes les cosmologies divergentes en un Tout unique. Les gens doivent apprendre à s’entendre et à collaborer sans connaître toutes les règles, sans savoir comment tout se tient ensemble.
Les séquences racontées du point de vue de Philippe, un étranger vivant à Paris qui s’est exilé de son pays pour fuir les effets néfastes de la colonisation, empêchent le roman de retomber dans les rets d’un récit univoque raconté d’une perspective unifiée, une sorte de “Trône de Fer” situé dans un Paris magique et post-apocalyptique, ou la Chute de la Maison de Lucifer.
La Maison aux Flèches d’Argent capture Philippe et le rattache à sa “protection”, mais il ne s’y sentira jamais chez lui:
“Elle ne pourrait jamais être sa maison, même si elle avait été aussi accueillante que son foyer maternel. Il était… Annamien. Autre”.
Jadis Philippe était des Immortels de la cour de l’Empereur de Jade, mais il en a été banni. Ensuite il a été enrôlé de force dans l’armée d’une grande maison et dispatché à Paris pour combattre dans la guerre entre les Maisons pour l’hégémonie dans la ville. Ce conflit n’a aucun sens pour Philippe, qui la voit comme un combat impitoyable entre des adversaires qui se valent, tous également cyniques et corrompus.
Philippe aspire à la liberté et à la paix plutôt qu’à l’inféodation et à la guerre, et il reste radicalement aliéné du monde des grandes Maisons et des Déchus qui les dirigent et qui cherchent vainement à assurer leur sécurité dans une guerre fratricide pour posséder le monopole du pouvoir.
(Les thèmes de l’altérité, de la différence et de la divergence, sont eux aussi omniprésents dans le roman, apportant un sens de l’étrangeté et du pluralisme).
Philippe commence à avoir du sentiment pour les divers êtres qu’il côtoie sans vraiment les comprendre. La logique intellectuelle lui dicte de partir, dès qu’il trouve le moyen de s’évader, mais le sentiment, la compassion, un lien qui existe par dessus la fêlure de l’incompréhension, l’incite à rester et à participer dans une lutte qu’il ne croit pas être la sienne. Il reste fidèle à la vie concrète, aux personnes qu’il aime et non pas aux principes abstraits ou à l’honneur féodal.
(Les thèmes de l’amour de la diversité, du souci de l’autre, du lien, de la fidélité, de l’amitié, et de la communauté des petites gens parcourent le roman et s’affirment malgré les chutes, les divergences, les fêlures et les incompréhensions).
En conclusion, “La Chute de la Maison aux Flèches d’Argent” est un roman d’une écriture claire et poétique. Ambitieux à la fois narrativement et conceptuellement, il se lit avec un grand plaisir et nous laisse impatients de lire la suite.