ROSSIGNOL (5): luminosité, glissements, et insoumission

Dans le deuxième paragraphe de ROSSIGNOL on découvre un peu plus sur le rapport entre la narratrice et la solitude (du moins aux yeux de l’impersonnel “on”:

“Tu as cette personnalité qui ne s’allume qu’avec les autres” – “Seule tu ne brille pas” – verdict paradoxal, car si elle est seule qui peut constater si elle brille ou non? C’est comme dans le paradoxe bien connu de l’arbre qui tombe au milieu d’une forêt, est-ce qu’il fait un bruit quand il n’y a personne pour l’entendre?

“Terne. Transparente. Éteinte” – c’est ainsi, en prenant le verdict littéralement qu’elle tente de comprendre son sens.

“Je haussais les épaules” – elle ne croit pas ses juges, mais elle s’emploie à démontrer ou à expérimenter, à tester, peut-être à falsifier, la vérité des propos. Elle veut profiter du jugement pour le transformer en permission ou encouragement à aller explorer partout dans la station

Cette idée de «briller», c’est quelque chose qu’on voit souvent dans la science fiction comme analogue ou métaphore pour la création. On connait bien ces êtres lumineux qui brillent si fort et qui illuminent le monde, qui nous rendent beaucoup plus qu’ils ne nous prennent, ainsi mettant en suspension, pour un temps, les équations froides de l’entropie. Les méchants de ce monde veulent repérer ces êtres pour en profiter, et ensuite les éteindre. De Danny dans THE SHINING (L’enfant Lumière, Stephen King) à Kirby dans THE SHINING GIRLS (Les Lumineuses, Lauren Beukes), cette luminosité créatrice, qui est aussi celle de l’enfance, est toujours menacée.

Si tu brilles il faut trouver les bonnes conditions pour briller, dehors dans les rencontres il faut contrôler, choisir et sélectionner les rencontres, et tout seul dans la solitude quand il est nécessaire d’être seul pour briller d’une autre façon.

“Curieuse, je regardais ma peau, n’y trouvant aucune de ces teintes, textures ou degrés de luminosité qu’ils évoquaient” – “ils”, càd les autres, ceux qui émettent des verdicts, bientôt on sera soumis à des certificats de luminosité autorisée. Qu’est-ce que F voit quand elle regarde sa peau en cherchant des traces de cette luminosité consensuelle? Elle voit

“Juste du rose légèrement zébré d’or”.

On lui parle de “briller”, et elle cherche des preuves visuelles, ça évoque une singularité de la science fiction et fait référence à la façon de comprendre ou se rapporter à la langue de F mais je dirais aussi d’Audrey Pleynet et des gens qui écrivent ou qui lisent la science fiction, à l’opération de base de la SF.

Pour montrer cela, je voudrais parler d’une nouvelle de Philip K. Dick, une de ses premières nouvelles, qui s’appelle “Des yeux voltigeurs” ou “À vue d’œil”. Dans cette nouvelle, qui est assez courte, il y a un homme qu’on va peut-être lvoir comme un fou, et qui s’alarment parce qu’il pense qu’il a découvert une invasion extraterrestre qui se déroule presque à vue d’œil de tout le monde. Comment est-ce qu’il l’a découverte? Il a ouvert au hasard un livre, un roman qu’il a trouvé dans le bus, et il a vu des phrases “inquiétantes”.

Par exemple, il y a un homme qui regarde autour de lui, qui regarde les autres personnes dans la pièce, et la phrase c’est “ses yeux erraient un peu partout dans la pièce” et finalement ils (les yeux) “se posent” sur une personne parmi les autres. Ensuite il passe un bras autour des épaules d’une femme, elle lui demande de l’enlever, ce qu’il fait aussitôt.

Donc ce sont des idiomes faciles à comprendre (enlever son bras, projeter ses yeux, perdre la tête), mais l’homme les comprend au pied de la lettre, littéralement, c’est-à-dire il pense qu’il s’agit réellement des yeux qui se détachent, qui se baladent indépendamment du propriétaire et se posent physiquement sur quelqu’un d’autre, et que les êtres décrits dans le livre peuvent enlever leurs bras c’est-à-dire détacher leurs bras du corps. Donc, en toute logique cet homme se prépare pour l’invasion finale qui selon lui doit être imminente.

C’est cette faculté qu’à la science fiction, de prendre une phrase métaphorique et de la concrétiser et de lui donner un sens concret dans le réel, et non plus un sens figuré, qui est manifestée dans les réactions de la narratrice. C’est ça que F fait ici. On lui dit tu ne brilles pas toute seule, tu brilles avec les autres. Elle est avec d’autres personnes qui lui parlent, qui lui racontent ce jugement, donc très logiquement selon la phrase elle devrait briller. Elle trouve que ce n’est pas le cas, que ces interlocuteurs se trompent.

Elle prend “briller” au pied de la lettre, elle regarde sa peau, et elle trouve qu’elle ne brille pas. On lui avait dit qu’elle brille, qu’elle tu t’allume. avec les autres. Je pense qu’elle va apprendre, ou elle sait déjà que ce n”est pas avec n’importe qui qu’elle peut briller, pas avec tous les autres, parce que avec ces gens-là elle ne brille pas. Elle préfère faire confiance à ses propre sens, et elle se voit avec une peau rose et dorée

“Juste du rose légèrement zébré d’or” – encore une fois, dans un petit détail, une petite image, on voit contenu en miniature les thèmes du livre. Elle n’a pas une peau pure, purement rose, mais zébrée. Il y a la notion de zébrure, de mélange, d’hybridation, de divergence.

On apprendra qu’elle n’est pas 100% humaine ou humania, elle a une majorité de gènes humains, mais une minorité venant d’autres espèces, donc ça se voit déjà au niveau de sa peau, et ça va se manifester dans son comportement et dans son devenir. Déjà elle est mise à part au même moment qu’on essaie de l’intégrer, elle est différente. En fait elle brille avec l’altérite elle ne brille pas en gros avec les humains parce que c’est trop homogène avec huma. Elle brille comme de l’or saupoudrer sur des roses.

Sa façon de personnifier et dialoguer avec la solitude c’est déjà une façon d’introduire un peu plus d’altérite dans la solitude, réel, physique que n’existe dans ses fréquentations humaines.

“Je haussais les épaules” – on voit qu’elle n’y croit pas trop, qu’elle est sceptique, on voit qu’elle n’est pas automatiquement dominée par l’avis des autres.

“détournais les yeux, prétendant que cela ne me touchait pas, évitant de dire qu’eux aussi manquaient de lumière” – elle évolue dans un milieu qui n’est franchement pas brillant à ses yeux

“Et je glissais de nouveau, lentement dans la station. Nulle besoin de se presser. Je voulais montrer au monde – à moi – que je ne les avais pas écoutés, que mon haussement d’épaules n’avait pas été feint”

Elle reste insoumise au verdict des “on”.

Je pense que cette notion de glissement, de se glisser partout dans la station, c’est un mouvement latéral, égalitaire. Il n’y a pas une notion de construction hiérarchisée, de monter un escalier à un étage supérieur ou descendre à un étage inférieur dans le récit. Le glissement est une façon de vivre et de se mouvoir libre d’entraves dans l’espace, où on peut glisser librement, et on peut aller à la rencontre de toutes sortes d’êtres. Nul besoin de se presser, il n’y a pas de notion de mission à accomplir ou d’efficacité à avoir. F a autant de temps qu’elle veut donc – pour explorer, grandir, aimer, et imaginer.

ROSSIGNOL (4): solitude ambivalente, sortir de l’humain trop humain

En suivant le fil de l’incipit, on a l’enfance portée, la solitude, l’exploration de la station – pendant les deux premières pages (pages 12 et 13). Ensuite il y a une coupure en haut de la page 13, et on est au milieu de l’action qui définit la ligne narrative du récit que F veut raconter, et qui redéfinit ce qu’on vient de lire et qui va émerger régulièrement comme des flash-back, des souvenirs de l’enfance menant progressivement à sa situation actuelle. On va suivre l’entrecoupement entre les deux lignes temporelles: le chemin jusqu’à l’action prédominante de la nouvelle alternant avec des épisodes de cette action qui se déroule au présent.

Donc là elle est enfermée dans le froid, le noir, et le silence:

“Il y a le froid, il y a le noir et il y a le silence. Ils sont ma solitude. … Dans l’étroitesse de ma cachette, je m’apaise en me rappelant que mon corps est plus étroit encore et qu’il contient tout ce qui est nécessaire à être moi”.

C’est un tout petit espace, on ne peut pas s’étaler, et on ne voit rien. Donc normalement, vu ce qu’on a dit dans le premier paragraphe, ça devrait être une expérience très négative. Elle est dans une cachette, on verra plus tard, elle est en danger, mais l’expérience n’est pas entièrement négative. Elle nous dit:

“Sur le dos, les yeux grands ouverts, j’imagine un plafond que je ne vois pas, et souris en pensant aux moqueries de certains stationniens s’ils découvraient cette Humania qui s’acharne à utiliser un sens qui ne fonctionne pas, qui n’apporte rien”.

“moqueries de certains stationniens” – peut-être d’autres espèces verraient même dans le noir, parce qu’il y aurait de la lumière ultra violet ou infra-rouge, ou ils auraient un sens qui fonctionne dans l’absence de lumière (comme pour la chauve-souris), par écholocation. C’est un peu comme le “on” dont le verdict est cité dans le deuxième paragraphe de la nouvelle. Elle aurait pu dire “on”, elle aurait pu dire “on rirait à mon effort d’utiliser des sens qui ne fonctionnent pas”. C’est le “on” des verdicts négatifs, ceux qui ne comprennent rien de la puissance de l’imagination.

“cette Humania qui s’acharne à utiliser un sens qui ne fonctionne pas” – F, même seule dans sa cachette obscure, essaie de repousser les limites de son corps et de ses sens. On rirait de son manque d’options pour distinguer ce plafond. L’humain est limité, l’humain n’a pas tous les sens que les autres espèces peuvent avoir, mais en fait chaque espèce est limitée par sa physiologie et sa psychologie. On verra que sa copine Lou’Ny’Ha va être jalouse, envieuse, un tout petit peu, parce que F peut sentir l’odeur du chaud et elle, comme les autres de son espèce (les ‘Ha) ne peuvent pas ressentir le chaud.

“Ils rirait de mon manque d’options pour distinguer ce plafond et ne comprendraient pas la poésie qu’il y a à se l’imaginer les yeux écarquillés dans le noir” – F est là dans la peur, elle est enfermée dans le noir et elle découvre au moins un acte de poésie, un acte de l’imagination: essayer d’imaginer le plafond quand ne le voit pas, non seulement l’imaginer tel qu’il est mais s’imaginer en train de voir le plafond quand on est allongé dans dans le noir.

Donc, si on prend toute l’évolution parcourue dans la nouvelle, la solitude est ambivalente, ayant au moins deux valeurs. L’humanité, non plus, n’est une valeur sûre et univoque – on peut sortir des limites de l’humain par les rencontres et par l’imagination.

ROSSIGNOL (3): verdicts et contre-verdicts, brillance et ternitude, visions obscures

VERDICT BINAIRE

Plus jeune on m’avait prévenue. “Tu ne devrais pas être seule, seule avec toi-même. Tu as cette personnalité qui ne s’allume qu’avec les autres.” L’absence de regard m’engloutissait dans un noir profond. “Seule, tu ne brille pas”.

“on m’avait prévenue” – le deuxième paragraphe commence avec un verdict étrange, à la fois personnel (jugeant de la personnalité de la narratrice) et impersonnel (exprimé avec un sujet générique: “on”):

“Seule, tu ne brille pas” – on voit qu’elle essaie de mettre en pratique ce verdict venant de “on” (mais qui est “on”?), de la mettre à l’épreuve aussi, et elle va errer dans la station, rencontrer tout ce qui est beau ou intéressant ou chatoyant ou ondulant ou étrange, et avec un sentiment d’accroissement de la vie.

TERNITUDE AUTO-AVEUGLE

Cependant, pour parler de quelqu’un qui brille, ceci n’est pas une phrase qui brille, elle dit “plus jeune on m’avait prévenue”. Elle ne dit pas qui prononce cette phrase. Elle est prononcée par les autres personnes en général, au début de cette enfance racontée, et plus particulièrement par sa mère, qui (on apprendra) a des problèmes avec la divergence génétique et mentale, et avec le comportement, de la narratrice, et donc par une mère qui ne brille pas la plupart du temps. La mère est assez terne et sombre. La phrase est prononcée par des humains, par des “humanias”, que la narratrice ne trouve pas intéressants, qui sont “ternes”.

Cette notion qu’elle “ne brille pas” quand elle est toute seule est proférée, ce verdict est proférée par des gens dont elle dit elle-même qu’elle n’a pas remarqué que elles étaient particulièrement brillants (“eux aussi manquaient de lumière”).

“L’absence de regard m’engloutissait dans un noir profond” – la narratrice semble intérioriser et valider ce verdict négatif.

INTROVERSO-PHOBIE

Si on veut parler non pas en termes vraiment psychologique mais seulement en termes de mouvements énergétiques de la psyché, il existe des gens qui s’allument en extraversion, et l’énergie et les affects et toute l’énergie mentale sont tournées vers l’extérieur, et ils trouvent le fait d’être seul ennuyeux ou fatigant.

Il y a d’autres personnes où l’introversion prédomine, pour qui être avec les autres est fatigant. Ils préfèrent être seul, mais ça veut dire être seul à seul avec son âme et son âme est peuplée de tous les fantômes, tous les souvenirs, toutes les images de ce qui pourrait arriver dans le futur. Le “noir profond” est rempli d’étincelles et des astres.

Souvent les deux modes nous sont accessibles. Soit on alterne de façon flexible et facilement entre introversion et extraversion, soit ça vient dans des séquences de la vie, dans des phases successives. Si on est un peu ouvert à l’altérité en soi et dans le monde, on va passer par les les deux façons principales d’orienter son énergie.

Donc il est possible que quand elle était jeune elle était dans cette extraversion, orientée vers l’amour de la rencontre, de l’autre, et qu’en grandissant (ce n’est pas une évolution nécessaire, il y a des gens qui peuvent rester extravertis toute leur vie, mais ils passent peut-être à côté de quelque chose) F a trouvé des valeurs positives dans l’introversion, dans la solitude, et que ce n’est pas forcément triste de se trouver dans un “noir profond”.

VOIR DANS LE NOIR

On verra un peu plus loin, juste après l’Incipit, sur la page 13, que notre narratrice va apprendre ou découvrir ou manifester une valeur positive dans la solitude et le noir profond, elle y trouvera une “poésie”:

Sur le dos, les yeux grands ouverts, j’imagine un plafond que je ne vois pas, et souris en pensant aux moqueries de certains stationniens s’ils découvraient cette Humania qui s’acharne à utiliser un sens qui ne fonctionne pas, qui n’apporte rien. Ils riraient de mon manque d’options pour distinguer ce plafond et ne comprendraient pas la poésie qu’il y a à se l’imaginer les yeux écarquillés dans le noir.

L’imagination ne sert à rien pour les gens qui veulent rester “ternes”, mais elle apporte une lumière capable de dissiper la morosité et de faire fondre la crispation. Pas besoin d’exercices de méditation yogiques ou de psycho-techniques compliquées, il suffit de fermer les yeux et d’imaginer un plafond.

ROSSIGNOL (2): enfance, solitude, affects tristes, et peuplement créateur

L’ENFANCE – souvenir nostalgique vs moteur dynamique

Un deuxième thème majeur, dont l’importance est peut-être un peu moins évidente en tant que thème principal, mais qui s’impose à égalité avec le grand thème du pluralisme, c’est l’enfance. Le titre «Rossignol» fait allusion à la comptine pour enfants, et la nouvelle commence, page 11, deuxième paragraphe, avec des souvenirs d’enfance de la narratrice.

On peut noter, pour “enfoncer le clou” (note: si c’est une bonne expression “enfoncer le clou”, c’est peut-être comme une expression de convergence, mais dans une divergence donnée il y a toujours plein de points de convergence, donc peut-être l’expression est appropriée) qu’avant le commencement du livre il y a en épigraphe une citation d’un poème d’André Chedid, “Regarder l’enfance”:

Jusqu’aux bords de ta vie
Tu porteras ton enfance
Ses fables et ses larmes
Ses grelots et ses peurs

Là on a l’enfance qui en fait est portée toute notre vie. Donc là à nouveau une tension, une divergence mais contenue dans le concept ou l’expérience ou la complexité intérieure de la personne – on a cette divergence contenue.

“Jusqu’au bords de ta vie” – ça nous induit une vision spatiale pour un contenu typiquement limité dans le temps mais c’est comme si la vie c’est aussi un espace.

“Tu porteras ton enfance” – la vie est où on porte son enfance partout (et donc pour toujours), un peu comme on porte les statues des dieux, des déesses, ou encore les statues des ancêtres avec soi. L’enfance, ce n’est pas une étape révolue.

“Ses fables et ses larmes” – ce ne sont pas des opposés au sens strict, mais les fables normalement c’est le merveilleux et les larmes c’est la tristesse. On n’a même pas véritablement, au sens technique et cartésien, des opposés statiques, mais des quasi-opposés en décalage, en conjonction dynamique.

“Ces grelots et ses peurs” – les grelots servent à avertir les autres de l’état d’être perdu ou d’être en danger, et ses peurs – qui sont peut-être liées avec les grelots, mais la peur est une émotion plus individuelle et potentiellement plus terrorisée qu’un avertissement.

Cette épigraphe donne le là, si je puis dire, pour le thème de l’enfance et de son ambivalence. La nouvelle est assez “platonicienne” sur ce point. Ce n’est pas l’enfance réelle qui importe (la narratrice -protagoniste apprend à plusieurs reprises que ses souvenirs d’enfance sont inexacts ou incomplets) mais plutôt la forme-enfance, qu’on porte toujours avec nous, qui nous ouvre aux rencontres avec l’autre, qui ne nous enferme pas dans le passé

SOLITUDE ET CONVERGENCE

La nouvelle commence avec la solitude de la narratrice, mais ça fait déjà deux:

“Je n’ai jamais apprécié la solitude. Elle ne m’a jamais convenu, et il paraît évident qu’elle ne m’appréciait pas non plus. Ensemble, nous devenions folles. Moi morose, elle crispante. Tout sauf un havre de paix”.

Après ce début, l’action typique (pas encore l’action du récit, mais l’action typique de la jeune fille) de notre narratrice va être décrite dès le paragraphe 2, avec cette nécessité d’être toujours avec les autres, d’aller à l’encontre, à la rencontre des autres, d’aller vers l’altérité et l’étrangeté.

Déjà dans cette station de divergence, de pluralité et de fluctuation, et avec la poussée vers l’autre de la narratrice, c’est un peu étrange de commencer avec la solitude, même si c’est une solitude paradoxale – à deux. Aussi on peut voir que le temps est au passé, mais un passé paradoxal. C’est le passé composé, ou le présent parfait, ayant la valeur d’un passé jusqu’à maintenant

“Je n’ai jamais apprécié la solitude” – vu que c’est l’ouverture d’un récit de devenir, du devenir d’une femme, c’est intéressant que c’est raconté au passé. On aurait pu commencer “je n’apprécie pas la solitude et je ne l’ai jamais apprécié” par exemple. Peut-être la solitude a commencé à changer pour F, à la fin d’une séquence, peut-être la solitude a commencé à prendre une valeur plus positive.

REGARD PARADOXAL – divergence contenue

“Elle ne m’a jamais convenu, et il paraît évident qu’elle ne m’apprécie pas non plus” – on a quelqu’un qui s’exprime, une femme mure, qui voit des choses toujours dans les deux sens.. On a déjà parlé plus haut de l’ambivalence passé/futur du rossignol, et des tendances en conflit de convergence/divergence. Ici, d’emblée notre narratrice est dans la divergence, la divergence contenue, où elle regarde dans les deux sens: je n’ai jamais apprécié la solitude, la solitude ne m’a jamais apprécié – donc sa vision du monde c’est une vision qu’on peut dire égalitaire. Elle ne domine pas la solitude, elle voit toujours l’autre point de vue, le point de vue de l’autre, y compris le point de vue de la solitude. Elle n’est pas écrasée ou dominée par la solitude non plus, elle est en vis-à-vis. Elle ne traite pas la solitude comme un état personnel psychologique, elle la personnifie. C’est quelqu’un qui va toujours à la rencontre des autres et donc elle va à la rencontre de la solitude, elle personnifie la solitude, elle peut entrer en dialogue ou en dialectique (mais encore plus en dialogue) même avec la solitude.

Je veux faire une remarque – c’est quand même étrange que c’est une femme, Audrey Pleynet, qui écrit cette nouvelle, donc elle est une autrice, et pour écrire elle a besoin de la solitude. Pour créer, surtout un livre, il y a besoin d’une forte composante de solitude. Après il doit avoir l’éditeur, toute l’équipe qui aide à corriger, à améliorer, à mettre en forme, et à perfectionner un livre, mais elle a besoin de solitude.

Donc on commence avec une évaluation basse ou négative de la solitude mais ça ne peut pas être le dernier mot de l’affaire de la solitude pour ce personnage.

FOLIE ET DIVERGENCE

“Ensemble, nous devenions folles” – au lieu d’être un point de fixation, un point de convergence dans un schéma limité, la solitude ça peut être dans un désert face au cosmos,, mais on est limité si on est seul, et très souvent dans le livre la solitude est liée avec le fait d’être enfermé pour se cacher, ou parce qu’on est emprisonnée, et vivre “ensemble” est un bien. Cependant, il n’y a pas de règle absolue, tout est affaire de gradations et d’exceptions. Parfois la solitude est nécessaire ou souhaitable, parfois elle est agréable.

La “folie” relève de la divergence mentale, mais elle est trop divergente.

Plus loin dans le livre on verra qu’il y a plein de extraterrestres qui peuvent au moins vivre ensemble, malgré leurs différences, mais il y a des exceptions. Par exemple, il y a une espèce qui ne peut pas dire “non”, donc elle est trop différente de nous, il n’y a pas la notion minimum de consentement éclairé. Il y a une autre espèce qui n’accepte pas le “non” des autres êtres, donc elle est trop dominatrice. Il y a encore une autre espèce, les axanas, qui sont absolument trop différents de nous, ils ne partagent pas le même espace-temps, au moins dans son formatage habituel, que nous, ils sont trop divergents.

Cette notion d’un trop de divergence pourrait se lire déjà dès le début du récit, au niveau mentale: “nous devenions folles”.

AFFECTS TRISTES – morosité et crispation

“Moi morose, elle crispante” – déjà on a encore des opposés, quoi que pas vraiment, ce sont plutôt des pôles opposés, on pourrait dire, un yin et un yang. Le yin morose, le yang crispant.

“Moi morose” -c’est un état de tristesse qui est étalé dans le temps . On ne peut pas être morose pendant deux secondes, il faudrait un autre mot de vocabulaire. Morose pour avoir son sens plénier implique quand-même l’étalage dans le temps.

“elle crispante” – la solitude crispante, quand je suis crispé ça peut durer, mais crisper c’est quelque chose qui peut être ponctuel, ponctuel répété ou maintenu si on veut, mais cette notion de crisper ce n’est pas exactement un verbe d’état, c’est plus une action qu’un état de crisper. Je ne vais pas dire qu’il n’y a pas de degré dans l’acte de crisper, mais on voit plus facilement une notion de degré s’appliquer à l’affect de la morosité qu’à l’opération, ou l’action, de crisper.

LA SOLITUDE EST UN PEUPLEMENT

“Tout sauf un havre de paix” – on a compris que pendant longtemps la station a été un havre de paix, la station c’était l’abondance des êtres différents. Par contre, pour la narratrice, du passé jusqu’à maintenant, la solitude n’a jamais été un havre de paix. Peut-être la solitude peut l’être maintenant, parce que elle est à la fin de toute une séquence vécue, et elle regarde rétrospectivement sa vie et elle voit ses erreurs et ses aspects un peu trop psychorigides ou unilatéraux. Peut-être elle n’a plus la même appréciation négative de la solitude.

On peut se demander qu’est-ce qui la hante dans la solitude, qu’est-ce qui me hante, moi le lecteur, dans ma solitude. Souvent, il y a les souvenirs qui me hantent – les souvenirs des événements ou des situations, les souvenirs des personnages qu’on a connus ou qu’on a croisés, qui ont été des influences pour moi, même si je ne les ai jamais rencontrés ou je les ai seulement vu parler une fois, mais ça a eu un impact sur moi.

Il y a tout un peuplement dans la solitude. Ce peuplement intérieur peut provoquer la morosité – mais dans l’acte créateur on est peuplé dans la solitude par des personnages, des images, des affects, et des idées qui sont au minimum la matière brute ou le humus, et qui font un champ générateur, fécond pour l’acte de création.

Donc on ne sait pas si cette folie, cette morosité et cette crispation dans la solitude constituent le dernier mot, et on verra que ce doute continue dans le deuxième paragraphe.