Note sur la traduction de ROSSIGNOL (Audrey Pleynet)

J’ai réfléchi à une traduction éventuelle en anglais de ROSSIGNOL (je ne suis pas candidat pour la faire, mais j’aime spéculer), mais l’importance de la comptine “A la claire fontaine” pose problème.

Après beaucoup de réflexion, j’ai trouvé un équivalent assez proche The Ash Grove (le bosquet des frênes): https://fr.muztext.com/lyrics/blackmore-s-night-the-ashgrove…. Il y a beaucoup de variantes et on peut trouver un peu près tous les éléments principaux de la nouvelle en les combinant.

Je trouve le refrain suivant particulièrement proche en esprit et émotion à la comptine française:

“Twas there while the blackbird was joyfully singing,

I first met my dear one, the joy of my heart;

Around us for gladness the bluebells were ringing,

Ah! then little thought I how soon we should part”.

Certes la chanson parle d’un merle (blackbird) au lieu du rossignol, et la symbolique n’est pas la même, mais c’est une équivalence assez rapprochée pour le thème abordé dès le titre).

“HOUSTON”, “ROSSIGNOL” – Tiptree, Pleynet: comment hériter d’un passé ambivalent?

l est difficile mais très intéressant de comparer les deux nouvelles “Houston, Houston, me recevez-vous” (JamesTiptree, 1976) et “Rossignol” (Audrey Pleynet, 2023), séparées par un demi-siècle.  

2En apparence, les deux nouvelles sont opposées au niveau du type d’hétérotopie imaginée. Je parle de “hétérotopie” au sens de Michel Foucault parce que l’action principale dans les deux cas se passe dans un lieu circonscrit et en état d’exception (le vaisseau, la station). 

“Houston” présente une population génétiquement homogène, “Rossignol” en présente une qui est poly-hybride. Aux vilains dans “Rossignol” (les “Puristes”) correspondent les héroïnes dans “Houston” (les femmes n’acceptent qu’une hybridation génétique hautement contrôlée et extrêmement limitée. 

Comparant les deux nouvelles peut aider à cristalliser une impression dissidente concernant l’idée que les femmes dans “Houston” seraient véritablement les “héroïnes” de la situation. Ceci est loin d’être évident. En effet, elles croient dans un réductionnisme génétique, tout comme les Puristes de “Rossignol”. 

Un indice important de leur ambiguïté nous est donné quand Lorimer (un homme qui est presqu’humain pour les femmes: “Vous êtes plus hu… davantage comme nous”, déclare Judy Paris) s’exclame, parlant de ses coéquipiers: “Tout le monde a des fantasmes d’agressivité. Ils n’ont jamais laissé les leurs dicter leurs actions. Jamais. Jusqu’à ce que vous les empoisonniez.” 

Corinne répond, au nom des femmes, “Mais personne n’en a… Des fantasmes, je veux dire”.

Ceci, dans une nouvelle qui constitue un grand fantasme d’agressivité. Il est à noter que Corinne laisse tomber le qualificatif “d’agressivité”, elle parle de “fantasmes” tout court. 

Ces femmes, sans fantasmes, sont tout aussi psychopathes que les hommes qu’ils ont recueillis (non pas sauvés), avec les masculinité toxique. Un monde sans fantasmes n’est pas une utopie, surtout pour un lecteur de science fiction (littérature “fantastique”). 

Puisque je parle de “lecteur de SF”, je vais me permettre de nuancer la traduction du titre: “Houston, Houston, do you read?”. Il n’y a pas de “me”. Donc la traduction “Houston, Houston, me recevez-vous”, totalement correcte, comporte une interprétation, puisque “read” a deux sens en anglais: lire et recevoir (un signal). Le sens “recevoir” est totalement adapté au récit de la nouvelle, mais le sens “lire” opère comme un signal méta-textuelle, tout comme le titre “Rossignol”, avec ses connotations d’amour doux-amer, surplomb le récit. 

Les deux nouvelles, “Houston” et “Rossignol”, montrent deux façons d’hériter des idées mouvementées des années 60. La SF a pour particularité la capacité de retranscrire des images poétiques, des expressions métaphoriques, et des concepts spéculatifs en langage littéral. 

On peut voir ces deux nouvelles comme des retranscriptions de la célèbre expression de Michel Foucault “la mort de l’homme”. Le destin de “l’homme” devient de plus en plus une question d’actualité dans ce qu’on a appelé l’Anthropocène. 

Michel Foucault présente cette “mort de l’homme” non pas comme une réalité littérale ni comme une simple métaphore, mais comme un changement dans la configuration historique des forces (de la vie, du travail, et du langage) qui ont constitué “l’homme” tel qu’on l’ connu et vécu. 

On pourrait analyser l’émergence des thèmes de la relation à la génétique, du travail partagé, et de l’innovation linguistique dans les deux nouvelles dans cette lumière. Le thème prédominant c’est l’hégémonie idéologique et pratique de la génétique dans la société qui vient.

“Houston” fournit l’image d’une rupture soudaine et radicale avec la forme actuelle de “l’homme” et ses contenus établis . Les femmes estiment que leur monde remplace la société patriarcale si complètement qu’il n’y a pas besoin d’un nouveau mot pour le désigner, mot qui jouerait sur le binaire homme/femme. 

Elles se désignent non par les mots tirés d’un côté seulement de cette opposition (Lorimer propose “Le monde des femmes”, “Libération”, L’Amazonie”) comme si quelque chose contenue dans le pôle opposé leur manquée. Rien ne leur manque, donc elles s’appellent les humains: 

“nous nous appelons des êtres humains…L’humanité [note: l’anglais dit “Humanity, mankind”]. Elle hausse les épaules. L’espèce humaine”. 

Dans “Rossignol” la rupture est lente, progressive. L’hybridation constante vient à relativiser radicalement la pertinence de la désignation “humain”. C’est un cas du paradoxe sorite: on n’est plus dans la logique binaire classique mais dans une logique floue.

Paradoxe sorite — Wikipédiahttps://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_sorite

Ce thème de l’héritage, comment hériter du passé?, est commun aux deux nouvelles:

Comment hériter dans un monde construit par rupture agressive, par crise?

ou

comment hériter d’un monde qui s’est construit par transition progressive, par sérendipité? 

Est-ce que la révolution procède par faire tabula rasa (révolution macroscopique) ou par rhizome (révolution moléculaire)?

ROSSIGNOL par Audrey Pleynet – Incipit

Dans cette vidéo je présente ROSSIGNOL, à travers un commentaire de ses trois premiers paragraphes.

ROSSIGNOL est une nouvelle de science fiction écrite par Audrey Pleynet et publiée dans la collection Une Heure Lumière aux éditions Le Bélial’. Elle défie toute classification facile, mais on pourrait l’associer au Hopepunk.

Je parle de ses thèmes principaux du livre: la solitude, l’altérité, l’enfance, le pluralisme, et le temps.

ROSSIGNOL par Audrey Pleynet: Une Ambivalente Hétérotopie

“Un poète est un rossignol qui, assis dans l’obscurité, chante pour égayer de doux sons sa propre solitude.” (Percy Bysshe Shelley, Défense de la poésie)

CONCEPT: une station pluraliste

Ce qui saute aux yeux comme concept spéculatif structurant de Rossignol c’est la station, vaste structure au milieu de nulle part dans l’espace où habite une diversité maximale d’êtres intelligents aux génotypes disparates et hybridés. Ce qui permet de vivre ensemble, du moins au niveau physique et physiologique, sont les sacrosaints “Paramètres”, l’algorithme infaillible appliqué par “l’intelligence centrale” qui ajuste en permanence les conditions vitales (atmosphère, gravitation, lumière, chaleur, etc.) de chaque lieu pour permettre la survie et la coexistence aussi confortable que possible de tous les phénotypes présents.

Ceci dit, la dimension purement technique du concept spéculatif ne suffit pas de lui insuffler une vie, il faut le rendre désirable. La technique sans désir nous donne des mécanismes, mais une presqu’utopie comme la station, pour fonctionner dans son monde fictif et aussi fonctionner pour nous, doit être une “machine désirante” (au sens que Deleuze et Guattari donnent à ce concept):

“Mais Lou’Ny’Ha sait, comme moi, que si les Paramètres ont rendu possible l’existence d’un tel lieu, l’impulsion première provient d’un sentiment infiniment plus complexe et irrationnel : le désir de vivre ici, ensemble. Un désir si puissant qu’il justifie à lui seul une telle consommation d’énergie”.

HISTORIQUE: une accrétion progressive et contingente

Au commencement, c’était le règne de la pureté des espèces intelligentes qui s’ignoraient dans la vastitude de l’espace, ensuite vient la Rencontre, l’hostilité, la guerre, l’hybridation génétique pour produire des soldats augmentés, qui deviennent fatigués de la guerre et qui découvrent une solidarité trans-spécifique, la création d’un habitat inter-(et multi-)spécifique par accrétion et bricolage dont les citoyens sont les “stationniens”.

On sent très vite que les choses ne vont pas rester en état, statiques, stationnaires. Il existe deux lignes de force en lutte sur la station, les puristes et les fusionnistes. La station elle-même est un processus continu d’hybridation et de mutation. La narratrice-protagoniste nous parle dès le début de sa solitude pénible, et on la voit dans les flashbacks qui commencent au premier chapitre enfermée seule dans un réduit exigu, froid, noir, et silencieux.

INCIPIT: la lumineuse

Tout commence par la Rencontre, cependant le récit ne débute pas là, ni avec la guerre, l’hybridation, la paix, l’édification de la station, mais avec l’enfance de la protagoniste, F. Sauf que le premier paragraphe est une réflexion tardive sur la solitude. “On” a dit à la jeune fille F. qu’elle ne devrait pas rester seule, car elle ne “brille” qu’avec les autres. F. n’y croit pas trop, car elle constate que ces conseils, et sans doute maintes autres, émanent d’êtres qui ne “brillent” pas eux-mêmes. En fait, deux pages plus loin dans ce premier chapitre, nous apprenons que F. est capable de perception poétique même seule et dans le noir, et on peut supposer que c’est l’engagement imaginatif avec le monde qui fait briller.

On connait bien ces êtres lumineux qui brillent et qui illuminent le monde, qui nous rendent beaucoup plus qu’ils ne nous prennent, ainsi mettant en suspension, pour un temps, les équations froides de l’entropie. Les méchants de ce monde veulent repérer ces êtres pour en profiter, et ensuite les éteindre. De Danny dans THE SHINING (L’enfant Lumière, Stephen King) à Kirby dans THE SHINING GIRLS (Les Lumineuses, Lauren Beukes) cette luminosité, qui est aussi celle de l’enfance, est toujours menacée.

THÈME: l’enfance

Malgré la présence imposante de la station pluraliste comme personnage conceptuel, on peut soutenir que le thème principal de la nouvelle, c’est l’enfance. Les thèmes de la diversité, la rencontre, l’attraction et la répulsion vis-à-vis de l’altérité, le commun, la mémoire sont importants mais ils viennent après le thème de l’enfance et sa transmission. On peut voir l’importance de ce thème par rapport au titre, Rossignol, à la comptine que ce titre évoque (À la claire fontaine), à la temporalité hybride du passé et du futur qui structure le récit et qui est contenu dans le refrain (“Il y a longtemps que je t’aime Jamais je ne t’oublierai”), à l’affect mêlé de joie et de tristesse qui traverse la nouvelle et qui est éternisé dans la comptine. 

La nouvelle est assez “platonicienne” sur ce point. Ce n’est pas l’enfance réelle qui importe (la narratrice -protagoniste apprend à plusieurs reprises que ses souvenirs d’enfance sont inexacts ou incomplets) mais plutôt la forme-enfance, qu’on porte toujours avec nous, qui nous ouvre aux rencontres avec l’autre, qui ne nous enferme pas dans le passé

HÉTÉROTOPIE

Par rapport à la question est-ce que la station est une utopie?” On peut hésiter à trancher. La station est sans doute une utopie aux yeux de l’enfant F, mais en grandissant elle découvre la part d’ombre de ce lieu hétérogène. C’est tout autant une dystopie pour les Puristes anti-hybride. Le terme “hétérotopie” pourrait convenir mieux. 

“L’hétérotopie” est un concept développé par Michel Foucault pour désigner un espace clos en état de suspension des lois ordinaires:

“L’hétérotopie, comme lieu de l’altérité, est donc d’abord un espace qui fait exception aux conditions ordinaires de la vie, et Foucault le décrit positivement comme un espace d’exception parce que c’est précisément celui au sein duquel il est possible de faire corps avec l’environnement”

http://www.christiane-vollaire.fr/index.php?/conferences/heterotopies-creatrices-ou-destructrices/

CONCLUSION: vivre libre dans une polis pluraliste

La station de Rossignol répond à une question contemporaine: comment faire vivre ensemble des individus qui sont incommensurables dans leurs conditions de vie et leur façons de vivre? La réponse apportée est nécessairement pas universelle, mais locale, limitée dans la durée – fragile et précieuse, comme un enfant.

La station est une polis, comme les cités-État qui florissaient en Grèce antique. Le psychologue post-jungien James Hillman, qui s’est intéressé à la psychologie de la ville, nous donne des indications utiles pour comprendre “l’esprit” d’une telle polis:

“La façon dont nous imaginons nos villes, dont nous concevons leurs objectifs et leurs valeurs, et dont nous intensifions leur beauté, définit le soi de chaque personne dans cette ville, car la ville est l’exposition solide de l’âme commune. Cela signifie que vous vous trouvez en entrant dans la foule – ce qui est le sens premier du mot polis – poly – flux et multiplicité. Pour vous améliorer, vous améliorez votre ville. Cette idée est tellement intolérable pour le moi individualisé qu’il préfère les illusions d’un isolement calme et d’une retraite méditative comme voie vers le Soi. Au contraire, selon moi, le Soi est la voie réelle, la rue de la ville” (CITY AND SOUL, page 115, ma traduction).

Le thème principal de la nouvelle, qui est annoncé par le titre et l’épigraphe de Chedid, développé dans les premier paragraphes, étayé tout le long du texte, et réaffirmé à la fin, c’est l’enfance. Le thème associé c’est comment édifier et protéger le pluralisme d’une polis multiple, fluctuante, et hybride.

Ainsi, l’alchimie de l’enfance et du pluralisme, et leur fragilité, constituent la matrice du récit.

ROSSIGNOL est une belle nouvelle, d’une densité de composition et d’une résonance affective exceptionnelles. 

Pour aller plus loin:

https://www.quoideneufsurmapile.com/2023/05/rossignol-audrey-plenet.html

Rossignol de Audrey Pleynet – Au pays des cave trolls

Weirdaholic: Sur la plus haute branche Audrey Pleynet chantait

Rossignol, Audrey Pleynet | L’Imaginaerum de Symphonie (limaginaerumdesymphonie.fr)

https://233degrescelsius.blogspot.com/2023/10/audrey-pleynet-rossignol.html

https://yuyine.be/review/book/rossignol

https://nevertwhere.blogspot.com/2023/11/rossignol-audrey-pleynet.html