RÉSUMÉ
Nous avons examiné le titre du nouveau livre de Serge Lehman, L’Art du vertige, pour trouver des indices concernant la pensée de la science-fiction qu’il esquisse. Le titre s’est avéré incomplet, et nous avons proposé qu’il sous-tend une collocation élargie: L’art du vertige et du vortex. “L’art” du titre, et du registre de la science-fiction, n’est plus celui, totalisant, du “beau”, mais celui détotalisé du sublime.
La considération de l’épigraphe nous fournit avec un premier exemple d’un vortex, le cabinet dickien contenant sa collection complète des magazines de science-fiction remontant jusqu’à 1933. Les titres de ces magazines évoque le vertige ressenti dans le passage entre le connu et l’inconnu définitoire de la SF: Unknown, Unknown Worlds, et Astounding Stories. On peut y voir une exemplification d’une règle empirique: il n’y a pas de mono-vortex, le vortex comporte des sous-vortex qui eux-mêmes….
Ainsi, le vertige est non seulement physique et corporel, mais aussi épistémologique et métaphysique. Et il nous faudra une logique différente des logiques classiques pour penser dans ce nouveau champ ouvert par les œuvres fondatrices de la science-fiction.
PRÉFACE EXISTENTIELLE ET LOGIQUE
C’est précisément en réaction à cette ouverture d’un champ nouveau opérée par la science-fiction qu’elle est fascinée par la quête des origines du genre, et aussi par l’incertitude irréductible qui caractérise les discussions qui ont lieu autour du genre.
Fidèle à sa méthode de “réification ” la SF a produit des œuvres qui physicalisent cette recherche des origines et son échec programmé. On peut toujours trouver une origine ou un fondement, mais derrière chaque “Fondation” il y a une deuxième Fondation, inconnue à la première, et sans doute derrière elle…..
Toute fondation est vorticale.
J’ai parlé dans des termes volontairement très abstrait, mais cette quête d’une nouvelle logique capable de conjuguer la physique et la métaphysique ne se poursuit pas dans le ciel platonicien. Dans la préface du livre, Serge Lehman raconte les péripéties existentielles de cette quête, ses exaltations et ses dépressions, la dispersion et la fatigue de sa vie, les intensités hautes et basses de ce qu’il appelle ses “recherches intensives”.
Malgré sa réussite fulgurante, malgré la bonne situation de la SF, au début des années 2000, Lehman est travaillé par un sentiment d’insuffisance. Au niveau personnel, c’est le syndrome de l’imposteur; au niveau collectif c’est le sentiment que la SF française est orpheline, dépendant de son oncle d’Amérique pour sa légitimité et pour son inspiration.
Il faut lire cette préface intensivement: la montée trop rapide, la réussite, la chute inévitable, dépression, toute une verticalité, dont un des symboles va être le “Mont Analogue” du roman éponyme. Sur l’axe horizontal, qui est peut-être plus déterminant, il y a les rencontres, fastes et néfastes, produites selon une géométrie qui réconcilie l’aléatoire et le Destin. Il faut lire comme si c’était une nouvelle de science-fiction vécue son récit des circonstances et des synchronicités entourant sa rencontre avec LE MONT ANALOGUE de René Daumal.
Le sous-titre du roman de Daumal nous dit tout de l’histoire vécue que Lehman raconte dans la préface: “Roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques” – roman de l’axe vertical des intensités, de l’axe horizontal des synchronicités, et de la physique métaphysique.
Le titre du roman contient aussi la clé de la logique nouvelle, une logique matérielle à même la vie plutôt que formelle, que Serge Lehman cherche pour tracer une ligne de synthèse entre ses expériences et ses pensées disparates: une logique analogique.