ROSSIGNOL (5): luminosité, glissements, et insoumission

Dans le deuxième paragraphe de ROSSIGNOL on découvre un peu plus sur le rapport entre la narratrice et la solitude (du moins aux yeux de l’impersonnel “on”:

“Tu as cette personnalité qui ne s’allume qu’avec les autres” – “Seule tu ne brille pas” – verdict paradoxal, car si elle est seule qui peut constater si elle brille ou non? C’est comme dans le paradoxe bien connu de l’arbre qui tombe au milieu d’une forêt, est-ce qu’il fait un bruit quand il n’y a personne pour l’entendre?

“Terne. Transparente. Éteinte” – c’est ainsi, en prenant le verdict littéralement qu’elle tente de comprendre son sens.

“Je haussais les épaules” – elle ne croit pas ses juges, mais elle s’emploie à démontrer ou à expérimenter, à tester, peut-être à falsifier, la vérité des propos. Elle veut profiter du jugement pour le transformer en permission ou encouragement à aller explorer partout dans la station

Cette idée de «briller», c’est quelque chose qu’on voit souvent dans la science fiction comme analogue ou métaphore pour la création. On connait bien ces êtres lumineux qui brillent si fort et qui illuminent le monde, qui nous rendent beaucoup plus qu’ils ne nous prennent, ainsi mettant en suspension, pour un temps, les équations froides de l’entropie. Les méchants de ce monde veulent repérer ces êtres pour en profiter, et ensuite les éteindre. De Danny dans THE SHINING (L’enfant Lumière, Stephen King) à Kirby dans THE SHINING GIRLS (Les Lumineuses, Lauren Beukes), cette luminosité créatrice, qui est aussi celle de l’enfance, est toujours menacée.

Si tu brilles il faut trouver les bonnes conditions pour briller, dehors dans les rencontres il faut contrôler, choisir et sélectionner les rencontres, et tout seul dans la solitude quand il est nécessaire d’être seul pour briller d’une autre façon.

“Curieuse, je regardais ma peau, n’y trouvant aucune de ces teintes, textures ou degrés de luminosité qu’ils évoquaient” – “ils”, càd les autres, ceux qui émettent des verdicts, bientôt on sera soumis à des certificats de luminosité autorisée. Qu’est-ce que F voit quand elle regarde sa peau en cherchant des traces de cette luminosité consensuelle? Elle voit

“Juste du rose légèrement zébré d’or”.

On lui parle de “briller”, et elle cherche des preuves visuelles, ça évoque une singularité de la science fiction et fait référence à la façon de comprendre ou se rapporter à la langue de F mais je dirais aussi d’Audrey Pleynet et des gens qui écrivent ou qui lisent la science fiction, à l’opération de base de la SF.

Pour montrer cela, je voudrais parler d’une nouvelle de Philip K. Dick, une de ses premières nouvelles, qui s’appelle “Des yeux voltigeurs” ou “À vue d’œil”. Dans cette nouvelle, qui est assez courte, il y a un homme qu’on va peut-être lvoir comme un fou, et qui s’alarment parce qu’il pense qu’il a découvert une invasion extraterrestre qui se déroule presque à vue d’œil de tout le monde. Comment est-ce qu’il l’a découverte? Il a ouvert au hasard un livre, un roman qu’il a trouvé dans le bus, et il a vu des phrases “inquiétantes”.

Par exemple, il y a un homme qui regarde autour de lui, qui regarde les autres personnes dans la pièce, et la phrase c’est “ses yeux erraient un peu partout dans la pièce” et finalement ils (les yeux) “se posent” sur une personne parmi les autres. Ensuite il passe un bras autour des épaules d’une femme, elle lui demande de l’enlever, ce qu’il fait aussitôt.

Donc ce sont des idiomes faciles à comprendre (enlever son bras, projeter ses yeux, perdre la tête), mais l’homme les comprend au pied de la lettre, littéralement, c’est-à-dire il pense qu’il s’agit réellement des yeux qui se détachent, qui se baladent indépendamment du propriétaire et se posent physiquement sur quelqu’un d’autre, et que les êtres décrits dans le livre peuvent enlever leurs bras c’est-à-dire détacher leurs bras du corps. Donc, en toute logique cet homme se prépare pour l’invasion finale qui selon lui doit être imminente.

C’est cette faculté qu’à la science fiction, de prendre une phrase métaphorique et de la concrétiser et de lui donner un sens concret dans le réel, et non plus un sens figuré, qui est manifestée dans les réactions de la narratrice. C’est ça que F fait ici. On lui dit tu ne brilles pas toute seule, tu brilles avec les autres. Elle est avec d’autres personnes qui lui parlent, qui lui racontent ce jugement, donc très logiquement selon la phrase elle devrait briller. Elle trouve que ce n’est pas le cas, que ces interlocuteurs se trompent.

Elle prend “briller” au pied de la lettre, elle regarde sa peau, et elle trouve qu’elle ne brille pas. On lui avait dit qu’elle brille, qu’elle tu t’allume. avec les autres. Je pense qu’elle va apprendre, ou elle sait déjà que ce n”est pas avec n’importe qui qu’elle peut briller, pas avec tous les autres, parce que avec ces gens-là elle ne brille pas. Elle préfère faire confiance à ses propre sens, et elle se voit avec une peau rose et dorée

“Juste du rose légèrement zébré d’or” – encore une fois, dans un petit détail, une petite image, on voit contenu en miniature les thèmes du livre. Elle n’a pas une peau pure, purement rose, mais zébrée. Il y a la notion de zébrure, de mélange, d’hybridation, de divergence.

On apprendra qu’elle n’est pas 100% humaine ou humania, elle a une majorité de gènes humains, mais une minorité venant d’autres espèces, donc ça se voit déjà au niveau de sa peau, et ça va se manifester dans son comportement et dans son devenir. Déjà elle est mise à part au même moment qu’on essaie de l’intégrer, elle est différente. En fait elle brille avec l’altérite elle ne brille pas en gros avec les humains parce que c’est trop homogène avec huma. Elle brille comme de l’or saupoudrer sur des roses.

Sa façon de personnifier et dialoguer avec la solitude c’est déjà une façon d’introduire un peu plus d’altérite dans la solitude, réel, physique que n’existe dans ses fréquentations humaines.

“Je haussais les épaules” – on voit qu’elle n’y croit pas trop, qu’elle est sceptique, on voit qu’elle n’est pas automatiquement dominée par l’avis des autres.

“détournais les yeux, prétendant que cela ne me touchait pas, évitant de dire qu’eux aussi manquaient de lumière” – elle évolue dans un milieu qui n’est franchement pas brillant à ses yeux

“Et je glissais de nouveau, lentement dans la station. Nulle besoin de se presser. Je voulais montrer au monde – à moi – que je ne les avais pas écoutés, que mon haussement d’épaules n’avait pas été feint”

Elle reste insoumise au verdict des “on”.

Je pense que cette notion de glissement, de se glisser partout dans la station, c’est un mouvement latéral, égalitaire. Il n’y a pas une notion de construction hiérarchisée, de monter un escalier à un étage supérieur ou descendre à un étage inférieur dans le récit. Le glissement est une façon de vivre et de se mouvoir libre d’entraves dans l’espace, où on peut glisser librement, et on peut aller à la rencontre de toutes sortes d’êtres. Nul besoin de se presser, il n’y a pas de notion de mission à accomplir ou d’efficacité à avoir. F a autant de temps qu’elle veut donc – pour explorer, grandir, aimer, et imaginer.

Leave a comment