ROSSIGNOL (3): verdicts et contre-verdicts, brillance et ternitude, visions obscures

VERDICT BINAIRE

Plus jeune on m’avait prévenue. “Tu ne devrais pas être seule, seule avec toi-même. Tu as cette personnalité qui ne s’allume qu’avec les autres.” L’absence de regard m’engloutissait dans un noir profond. “Seule, tu ne brille pas”.

“on m’avait prévenue” – le deuxième paragraphe commence avec un verdict étrange, à la fois personnel (jugeant de la personnalité de la narratrice) et impersonnel (exprimé avec un sujet générique: “on”):

“Seule, tu ne brille pas” – on voit qu’elle essaie de mettre en pratique ce verdict venant de “on” (mais qui est “on”?), de la mettre à l’épreuve aussi, et elle va errer dans la station, rencontrer tout ce qui est beau ou intéressant ou chatoyant ou ondulant ou étrange, et avec un sentiment d’accroissement de la vie.

TERNITUDE AUTO-AVEUGLE

Cependant, pour parler de quelqu’un qui brille, ceci n’est pas une phrase qui brille, elle dit “plus jeune on m’avait prévenue”. Elle ne dit pas qui prononce cette phrase. Elle est prononcée par les autres personnes en général, au début de cette enfance racontée, et plus particulièrement par sa mère, qui (on apprendra) a des problèmes avec la divergence génétique et mentale, et avec le comportement, de la narratrice, et donc par une mère qui ne brille pas la plupart du temps. La mère est assez terne et sombre. La phrase est prononcée par des humains, par des “humanias”, que la narratrice ne trouve pas intéressants, qui sont “ternes”.

Cette notion qu’elle “ne brille pas” quand elle est toute seule est proférée, ce verdict est proférée par des gens dont elle dit elle-même qu’elle n’a pas remarqué que elles étaient particulièrement brillants (“eux aussi manquaient de lumière”).

“L’absence de regard m’engloutissait dans un noir profond” – la narratrice semble intérioriser et valider ce verdict négatif.

INTROVERSO-PHOBIE

Si on veut parler non pas en termes vraiment psychologique mais seulement en termes de mouvements énergétiques de la psyché, il existe des gens qui s’allument en extraversion, et l’énergie et les affects et toute l’énergie mentale sont tournées vers l’extérieur, et ils trouvent le fait d’être seul ennuyeux ou fatigant.

Il y a d’autres personnes où l’introversion prédomine, pour qui être avec les autres est fatigant. Ils préfèrent être seul, mais ça veut dire être seul à seul avec son âme et son âme est peuplée de tous les fantômes, tous les souvenirs, toutes les images de ce qui pourrait arriver dans le futur. Le “noir profond” est rempli d’étincelles et des astres.

Souvent les deux modes nous sont accessibles. Soit on alterne de façon flexible et facilement entre introversion et extraversion, soit ça vient dans des séquences de la vie, dans des phases successives. Si on est un peu ouvert à l’altérité en soi et dans le monde, on va passer par les les deux façons principales d’orienter son énergie.

Donc il est possible que quand elle était jeune elle était dans cette extraversion, orientée vers l’amour de la rencontre, de l’autre, et qu’en grandissant (ce n’est pas une évolution nécessaire, il y a des gens qui peuvent rester extravertis toute leur vie, mais ils passent peut-être à côté de quelque chose) F a trouvé des valeurs positives dans l’introversion, dans la solitude, et que ce n’est pas forcément triste de se trouver dans un “noir profond”.

VOIR DANS LE NOIR

On verra un peu plus loin, juste après l’Incipit, sur la page 13, que notre narratrice va apprendre ou découvrir ou manifester une valeur positive dans la solitude et le noir profond, elle y trouvera une “poésie”:

Sur le dos, les yeux grands ouverts, j’imagine un plafond que je ne vois pas, et souris en pensant aux moqueries de certains stationniens s’ils découvraient cette Humania qui s’acharne à utiliser un sens qui ne fonctionne pas, qui n’apporte rien. Ils riraient de mon manque d’options pour distinguer ce plafond et ne comprendraient pas la poésie qu’il y a à se l’imaginer les yeux écarquillés dans le noir.

L’imagination ne sert à rien pour les gens qui veulent rester “ternes”, mais elle apporte une lumière capable de dissiper la morosité et de faire fondre la crispation. Pas besoin d’exercices de méditation yogiques ou de psycho-techniques compliquées, il suffit de fermer les yeux et d’imaginer un plafond.

Leave a comment