AURORA: rêves de transcendance vs l’immanence de la Terre

AURORA, par Kim Stanley Robinson, est une histoire très engageante et très intelligente, un bel exemple du sous-genre “hard” de la science fiction.

Dur (scientifique) dans la description précise et réaliste des contraintes opératoires du voyage dans l’espace, en revanche le récit est doux (magique) dans son hypothèse d’un ordinateur quantique qui devient conscient de lui-même.

Peut-être il faudrait simplement l’appeler une “fiction spéculative” au sens d’une histoire qui est moitié science fiction et moitié philo-fiction, à l’aune de l’appel lancé par François Laruelle pour une “philo-fiction” utilisant la “pensée quantique”.

Le texte est composé de la superposition de plusieurs niveaux:

une tentative scientifique dure pour expliquer concrètement à quoi ressemblerait un voyage vers un système solaire “voisin” dans un navire générationnel;

une réflexion philosophique sur les mystères de la conscience, du moi et du libre arbitre;

une exploration de la propension humaine à “vivre dans les idées” et à faire de mauvais choix basés sur le fantasme ou l’idéologie;

un déploiement de la science biologique et écologique au-delà de la simple fascination des prouesses technologiques;

une vision de la pensée et du comportement humains déterminés par des erreurs et des biais, que les sciences cognitives commencent tout juste à comprendre.

Toute l’histoire est une déconstruction, inspirée par la science dure, du fantasme SF de voyager aux étoiles, en prenant ce fantasme à la lettre. L’histoire est aussi métaphorique: le vaisseau est une prison (ou une caverne platonicien), l’idéologie est une prison. Le roman cherche à établir que le sublime technologique ne nous emmène pas hors de notre prison, mais la transporte ailleurs.

Le roman est une critique dure du fantasme de transcendance qui anime beaucoup de science-fiction:

“vivre autour d’une autre étoile représenterait une sorte de transcendance, une transcendance contenue dans les limites de l’Histoire”.

Dans AURORA ce sont ceux qui ne partagent pas ce rêve de transcendance qui sont les héros de l’histoire, emblématisés par les partisans de “la Terre d’abord”. Ils ne veulent pas que nous soyons enfermés dans des boîtes, physiques ou mentales, et ils recherchent un usage immanent de la science. Le même usage du delta-v qui permet la manœuvre du vaisseau spatial est à l’œuvre dans les activités plus incarnées de la voile et du body-surf, et peut enrichir notre poursuite de ces activités.

Le livre est un plaidoyer pour l’utilisation de la science pour s’épanouir plutôt que pour s’évader.

L’interaction transformatrice entre l’homme et l’environnement est un thème important de ce roman, tout comme dans la trilogie martien. Cette interaction est présentée comme positive, transformant les deux partenaires dans la trilogie martienne. En revanche, je trouve AURORA plus conservateur à cet égard. Ceci est en partie dû à la différence de l’échelle, Tau Ceti étant situé à douze années-lumière de la Terre.

Dans AURORA ni les voyageurs ni l’environnement ne subissent une transformation positive, mais plutôt un déclin, d’entropie croissante. Le livre parle de “codévolution”, de “désagrégation mutuelle”, de “régression vers la moyenne”, de “retour à la moyenne”, et de “dévolution zoologique”. Au lieu d’une plus grande individuation apportée par l’interaction, il en résulte une dés-individuation, un nivellement de l’intelligence et de la faculté d’adaptation.

Mon souci avec Kim Stanley Robinson c’est  qu’il ne va pas  assez loin dans son désir de penser en dehors de la “prison”. Comme les voyageurs sur le vaisseau spatial dans son récit, il ne propose pas une nouvelle vision, un nouveau paradigme.

Or, changer de paradigme est un moyen de changer le monde, non pas physiquement, mais épistémologiquement et affectivement. Les voyageurs restent enfermés dans le paradigme qui a présidé à la conception et à l’implémentation de leur voyage.

L’histoire est absente donc à l’intérieur du navire. Il n’y a pas de progrès scientifique, malgré les deux mille citoyens parmi les meilleurs et les plus brillants de la Terre ayant été sélectionnés pour ce voyage. De même, Robinson ne décrit pas ni ne met en œuvre la construction d’un paradigme qualitativement nouveau. Son objectif est quantitatif: il essaie d’être encyclopédique et de rompre avec l’hégémonie de la physique et de la technologie dans notre pensée et notre imagination.

Il inclut donc non seulement la physique dure, mais également la biologie, la sociologie, la pensée systémique, la philosophie de l’esprit et du langage, ainsi que les sciences cognitives. La prise en compte de ces considérations donne une approche très différente du vaisseau spatial générationnel par rapport à la science-fiction classique obsédée par la physique. Cela fait du livre une lecture stimulante et puissante.

Cependant, dans AURORA, la politique est moins présente, car elle est en quelque sorte subordonnée aux réflexions de Robinson sur les sciences cognitives. Je pense que c’est un geste doublement réducteur. La politique n’est pas une science. et l’épistémologie, encore moins la philosophie en général, n’est pas une science cognitive.

Cette explication scientifique du comportement humain génère ce que certains décrient comme le “pessimisme” de la vision incarnée dans le livre. Pour ma part je ne pense pas que cette vision soit simplement pessimiste, mais je pense qu’elle est conservatrice et réductrice.

Les rêves de transcendance technologique et humaine qui ont conduit à la construction du vaisseau spatial ont peut-être créé une structure “fasciste”, comme se plaignent les voyageurs eux-mêmes. Mais on peut dire la même chose pour l’expérimentation sociale à bord du navire, qui ne génère pas non plus une démocratie qui fonctionne. L’intelligence artificielle du navire doit intervenir avec force à plusieurs reprises pour rétablir l’état de droit. La solution sociale dépend donc de l’intervention d’une transcendance.

Le roman se termine par un moment d’immanence plus symbolique que pratique, un sublime immanent. Tout au long du livre, il y a de tels moments. Cependant, la vision politique du livre est un mélange instable d’immanence et de transcendance tendant vers son propre point d’arrêt, exprimé dans sa ritournelle réaliste: “C’est comme ça”.

Pour aller plus loin: https://lepauledorion.com/2019/09/02/aurora-kim-stanley-robinson/

2 thoughts on “AURORA: rêves de transcendance vs l’immanence de la Terre

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