YMIR, le nouveau roman de Rich Larson, vient de sortir, et je l’ai lu d’un trait. Le livre est d’une lecture très intense, malgré le fait que le personnage principal, Yorick, est très peu sympathique, mais il y a un type de lecteur qui trouve l’intensité “sympathique”.
Je parle d’intensité et de sympathie parce que le traducteur d’YMIR, Pierre-Paul Durastanti, a choisi pour décrire son expérience de lecture et de traduction du roman les adjectifs “intense” et “sympa”. Je pense que ceci s’appliquera à tout lecteur du roman, à condition de laisser l’intensité du style et de l’intrigue nous libérer de toute velléité d’identification.
Le philosophe Gilles Deleuze dans DIALOGUES relie les expériences d’intensité et de sympathie d’un point de vue philosophique, citant D H Lawrence. Selon Deleuze, la sympathie et l’antipathie sont des variations dans un champ d’intensités où l’identité est hors sujet.
La formule deleuzienne pour ce dépassement de repères fixes, c’est “défaire le visage“. Or, dès le début de notre histoire, Yorick est déjà privé d’une grande partie de l’identité qui nous rend acceptable: demi-sang, traître, visage défiguré (il lui manque la mâchoire inférieure) – on l’extrait d’une masse anonyme de quasi-cadavres et on crache sur sa figure inanimée.
Durant le cours du roman, Yorick (qui n’est même pas un anti-héros, puisqu’il doit apprendre qu’il n’est pas au centre du saga qui se tisse autour de lui) oscille entre la sympathie et l’antipathie. Il passe son temps à dissoudre le peu d’identité stable qui lui reste dans toutes sortes de drogues (il y a même une drogue de la “sympathie” militaire, pour provoquer la loyauté irraisonnée des équipes).
Contre les stéréotypes qui ont été déployés dans la promotion livre, YMIR n’est pas du tout une “reprise” de BEOWULF selon les canons de la science fiction. Notre “héros” (assez antipathique, comme nous l’avons dit, mais on apprend rapidement pourquoi) Yorick arrive sur la planète Ymir croyant vivre encore une (douzième) itération de son saga personnel de la chasse aux “grendels” (notons le pluriel), mais il se trouve derechef amené dans une série de détours qui prennent plus d’importance que la ligne destinale qu’il croyait tout tracée, et lentement ses souvenirs putatifs et ses motivations supposées sont défaites, déconstruites.
Le lecteur au début de cette histoire peut croire avec Yorick qu’il est en train de vivre, dans un saga plus qu’humain, le retour éternel de sa quête héroïque de vengeance et de son dénouement prédestiné, mais il y a dès le début des indices qui brouillent cette impression.
Le protagoniste ne s’appelle pas Beowulf mais “Yorick”, dont le crâne célèbre figure dans nos memento mori stéréotypés. Yorick, dans HAMLET, n’est pas un héros de la vie mais un bouffon mort. Son crâne est un symbole de mortalité, mais aussi de futilité. On passe de l’épopée à la tragi-comédie.
Le monstre à tuer n’est pas Grendel, adversaire fatidique ayant son nom propre et son individualité, mais “un” grendel, fléau anonyme parmi les multiples grendels laissés comme gardiens par les “Anciens” (des aliens d’une technologie vastement supérieure, disparus dans un passé lointain). Yorick en a déjà tué onze.
Ainsi, on est passé du saga unique à la ballade plurielle, mais il reste un sentiment d’inévitabilité. Yorick doit apprendre à faire de la place pour autrui dans son mythe personnelle, à se relativiser:
“il réalise que ça n’a jamais été sa ballade à lui, que sa présence là n’a jamais été pré-destiné”
YMIR, malgré ses apparences naïves, est un méta-saga qui imite un saga au début, mais seulement pour déconstruire cette forme simpliste en même temps qu’il déconstruit les illusions du “protagoniste” (qu’on vient de voir n’en est pas un). Il comprend que sa vie ne suit pas des rails invisibles vers un destin fixe et inevitable
Grâce à cette désillusion et à ce décentrement Yorick expérimente une désorientation positive:
“L’absence soudaine de rails invisibles lui donne le vertige. Des branchements quantiques prolifèrent dans toutes les directions, se mouvant et fusionnant et se scindant comme les formes dans la mer électrique de l’ansible”.
Note: “l’ansible” est un Big Dumb Object, un monolithe énigmatique, laissé sur la planète Ymir par les Anciens disparus.
En conclusion, YMIR est un planet opera post-cyberpunk (je n’ai rien dit sur le méchant “algorithme” qui subjugue tous les indigènes (eux-mêmes assez antipathiques) pour exploiter les ressources minérales de la planète). J’ai choisi de spoiler sans spoiler, d’où mes propos un peu abstraits – mais le roman n’est pas du tout abstrait: ça cogne, ça sue, ça pue, ça se drogue, ça trahit, ça pleure, et surtout ça se rebelle. Car la révolution gronde sous la “Réconciliation”, le régime d’exploitation imposé par l’algorithme qui assure l’hégémonie de la Compagnie.
Nous rencontrons notre (anti-)héros, le bien-nommé Yorick, dans le premier chapitre, dans un état de mort artificielle, la “torpeur”, induit pour les voyages interstellaire. Il est “cliniquement mort, mais pas légalement décédé”.
“Il est petit, la peau pâle, les cheveux bruns. sans mâchoire inférieure”.
Bref, une sorte de sous-zombie technologique. Dans cet état il inspire le dégoût, mais avec sa prothèse il est au moins visuellement supportable.
Yorick erre, ivre, défoncé et désorienté, sur une planète dont la Entaille (le nom donné par les indigènes à la “Réconciliation”) est à l’image de sa propre faille, et vice versa, croyant aveuglément dans un destin qui est sans cesse déjoué par des accidents et des retournements de plus en plus imprévisibles. Son “saga” de vengeance s’avère un gâchis.
On va finir par le trouver sympathique (un peu).
Voir aussi:
L’épaule d’Orion: https://lepauledorion.com/2022/09/25/ymir-rich-larson/
https://lenocherdeslivres.wordpress.com/2022/09/28/ymir-rich-larson/
https://www.quoideneufsurmapile.com/2022/10/ymir-rich-larson.html
Ymir | « Ca ne va bien pour personne » – Le dragon galactique
Ymir, Rich Larson – Le Syndrome Quickson
Ymir – Rich Larson (anudar.fr)
YOZONE : Ymir – (Cyberespace de l’imaginaire
https://ombrebones.wordpress.com/2022/10/26/les-abandons-de-lombre-summerland-unity-et-ymir/
Pingback: Ymir – Rich Larson – L'épaule d'Orion
Pingback: Ymir, Rich LARSON – Le nocher des livres
Intéressante analyse, merci !
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